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« L’érosion de la vérité », une menace exagérée ?

Il est devenu presque cliché depuis l’élection présidentielle américaine de 2016 d’évoquer l’émergence d’une ère « post-vérité » dans laquelle les faits ne font pas le poids face à l’opinion et à la désinformation.

Le phénomène est cependant insuffisamment étudié, relève la Rand Corporation, un important groupe de recherche de Washington, qui cherche dans un nouveau rapport à mieux le cerner pour mieux le contrer.

Le président de l’organisation, Michael Rich, a indiqué cette semaine à La Presse que le rapport résultant, Truth Decay (L’érosion de la vérité) est l’aboutissement d’une réflexion personnelle amorcée il y a une quinzaine d’années.

« J’étais préoccupé à l’époque pour l’avenir de la Rand Corporation. Je me disais que notre avenir serait compromis si les décisions n’étaient plus prises sur la base des faits et d’une analyse rigoureuse », relate-t-il.

Les chamboulements survenus au cours des dernières années au sein de la société américaine l’ont convaincu que le phénomène pouvait constituer à terme une « menace pour la démocratie » et qu’il fallait l’étudier plus en détail.

« Comme c’est ce que nous faisons, nous avons décidé d’entreprendre une analyse systémique du problème », relève M. Rich en évoquant le rapport, qui compte plus de 300 pages.

L’administrateur note d’emblée qu’il est faux de prétendre que les données et l’analyse rigoureuse ne reçoivent plus aucune considération dans la société américaine. Dans nombre de secteurs, comme les affaires, ils sont plus importants que jamais, faisant de l’expression « post-vérité » une généralisation abusive.

Le hic, note le représentant de la Rand Corporation, c’est que les faits pèsent de moins en moins lourd dans les débats de société et la politique, ce qui soulève des risques considérables. Particulièrement dans un monde interconnecté où de mauvaises décisions en matière de politiques publiques peuvent rapidement avoir de graves conséquences.

En parlant de « l’érosion de la vérité », l’organisation ne cherche pas à suggérer qu’il existe une vérité absolue et immuable mais bien que la société américaine se détourne dangereusement, du moins en matière de débat public, de l’approche rationnelle pour réserver une place démesurée à l’émotion et aux élans partisans.

Découplage entre faits et débat public

Ce n’est pas la première fois historiquement qu’un tel écart se manifeste selon la Rand Corporation, qui a identifié trois périodes dans le dernier siècle présentant des similarités avec celle que traverse actuellement la société américaine (voir ci-joint).

Dans chacune d’elles, plusieurs facteurs associés à « l’érosion de la vérité » étaient présents à des degrés variables. La distinction entre faits et opinion s’est brouillée, l’opinion a gagné en importance sur fond de mutation médiatique et la crédibilité d’institutions traditionnellement respectées a chuté, rendant toute médiation externe en cas de différend intellectuel moins probable.

La principale différence avec la phase actuelle, qui aurait débuté selon M. Rich au début des années 2000, est qu’on ne semblait pas assister alors à une montée des désaccords sur les faits et les données elles-mêmes.

Le débat sur la criminalité aux États-Unis illustre bien le découplage entre faits et débat public. Bien que les statistiques démontrent sans ambiguïté que le taux de crimes violents est en baisse depuis 1993, un nombre croissant d’Américains se disent aujourd’hui convaincus que le taux augmente. L’écart entre réalité et perception a commencé au début des années 2000.

L’émergence des médias sociaux, qui transforment en profondeur les mécanismes de circulation de l’information, est l’un des principaux facteurs expliquant la situation actuelle.

Les autres périodes identifiées « d’érosion de la vérité » ont toutes été marquées par des transformations importantes (journaux à grand tirage, apparition de la radio, de la télé) mais aucune n’a eu un tel impact sur l’offre d’informations et d’opinions.

Les limites du système éducatif, qui peine à initier les élèves aux subtilités du nouveau système médiatique, en mutation, créent un déficit de culture civique qui fait en sorte que nombre de personnes sont incapables de départager le vrai du faux, ce qui augmente les risques de manipulation.

CLIVAGE politique

Le clivage politique, qui est à la fois une cause et une conséquence de « l’érosion de la vérité », favorise les désaccords sur les faits entre groupes opposés et tend à « insulariser » leurs membres.

Ces facteurs, prévient la Rand Corporation, sont lourds de conséquences pour la société puisqu’ils entraînent une détérioration de la qualité du débat public et freinent l’action gouvernementale en favorisant la paralysie des institutions décisionnelles.

Ils peuvent aussi alimenter le sentiment d’aliénation d’une partie de la population, ce qui vient renforcer la dynamique globale.

Michael Rich note que « l’érosion de la vérité » n’est pas inéluctable et que des recherches plus approfondies sont requises pour identifier les pistes de solution les plus probantes.

Il apparaît cependant d’ores et déjà qu’une action énergique allant bien au-delà de la lutte contre les fausses nouvelles est requise.

Il est notamment nécessaire, souligne M. Rich, de revoir « l’offre » en matière d’information de manière à accroître la place réservée à la couverture factuelle.

Il faut par ailleurs former le public pour mieux distinguer les tentatives de manipulation d’acteurs de tout acabit qui sont susceptibles de vouloir profiter du climat de suspicion actuel pour faire avancer leur propre agenda.

« Ça ne s’arrêtera pas tout seul si on ne fait rien », conclut M. Rich.

Les avis divergent concernant la RAND Corporation

La RAND Corporation, qui dispose d’un budget annuel de plus de 300 millions de dollars, est souvent dépeinte par la gauche américaine comme une organisation étroitement liée au secteur de la défense qui doit être considérée avec méfiance. Son président, Michael Rich, fait peu de cas de cette perspective, qui passe sous silence, selon lui, la qualité et la diversité des analyses de l’organisation. Elle regroupe plus d’un millier de chercheurs « d’horizons très divers » travaillant pour des clients institutionnels diversifiés, incluant la Banque mondiale et d’importantes fondations privées. Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR), qui produit un classement idéologique des think tanks américains, décrit la RAND corporation comme une organisation « centriste » comparable à la Brookings institution.

Années 1880-1890

La période est marquée par une rapide industrialisation du pays, une forte urbanisation, et une croissance importante des inégalités économiques qui s’accompagne d’une flambée populiste dans laquelle une formation, le Parti populaire, se pose en défenseur des intérêts du milieu agricole, sans pouvoir accéder au pouvoir. Le tirage des quotidiens explose alors que les éditeurs misent sur une forme de journalisme « jaune », sensationnaliste, qui entretient la confusion sur les faits. La guerre américano-espagnole qui survient à la fin de la période aplanit les tensions sociales en alimentant le nationalisme et favorise le retour d’une forme de journalisme plus sérieux ainsi qu’un regain de confiance envers les institutions.

Années 1920-1930

La période débute par une forte croissance économique, ponctuée là encore d’une hausse des inégalités, qui s’avère insoutenable et débouche sur la Grande Dépression. La crise mine la confiance de la population envers le gouvernement et les banques alors qu’une autre importante mutation médiatique, marquée par l’apparition de la radio, est en cours, souligne la Rand Corporation. Les premiers tribuns populistes prennent les ondes et le « journalisme jazz », axé sur le sensationnalisme et le divertissement, gagne en importance, forçant les principaux médias traditionnels à réserver une place accrue aux textes d’opinion et au contenu plus léger pour tirer leur épingle du jeu. Le New Deal lancé par Franklin Roosevelt aide à aplanir les divergences sociales et s’accompagne de la mise en place d’une série d’agences gouvernementales qui replacent l’analyse factuelle au cœur du processus décisionnel.

Années 1960-1970

La période est marquée par d’importants bouleversements sociaux qui ont comme arrière-plan la guerre du Viêtnam. L’opposition au conflit et la lutte pour les droits civiques suscitent une contre-réaction populiste de la majorité blanche qui permet à un candidat d’un tiers parti de faire bonne figure dans les élections. Les crises suscitées par les Pentagon Papers et le Watergate minent la confiance du public envers le gouvernement, sur fond de récession, alors que l’environnement médiatique est encore une fois transformé, cette fois par l’apparition de la télévision. Le « Nouveau journalisme », mettant aussi la subjectivité à l’honneur, est supplanté par le journalisme d’enquête, qui connaît son âge d’or. À partir du milieu des années 70, des projets de loi visant à réduire la corruption et à accroître la transparence aident à rétablir la confiance du public envers le gouvernement.

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